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Recension à paraître dans la revue de l'Académie des Sciences d’Outre-Mer

 

François Adrien, polytechnicien, longtemps expatrié pour raisons professionnelles, a tenu dans ce long récit (392 pages), divisé en 37 courts chapitres, à rappeler la vie aventureuse de son grand-père, commandant d’un voilier, la Némésis, à 25 ans, en 1897. Comme l’attestent l’annexe consacrée à la réalité historique et une copieuse bibliographie sur des évènements peu connus du grand public (p.393 à 407), comme la guerre coloniale menée par les Cubains contre les occupants espagnols au cours de la dernière décade du XIXe siècle, suivie de la guerre hispano-américaine qui dura 6 mois de février à juillet 1898, l’auteur a amassé une documentation considérable qui lui a permis de faire participer ses personnages aux conflits historiques décrits, pour notre information, avec un luxe de détails dûment vérifiés.

 

La Némésis, du nom de la déesse chargée par Zeus de châtier les hommes qui bouleversent l’harmonie du monde, et qui donna naissance à Hélène, Clytemnestre, Castor et Pollux, est un voilier trois-mâts de 500 tonnes de port en lourd. Une compagnie bordelaise l’affrète pour le transport euro-américain, et la trame du roman nous conduira avec les chargements divers du bateau (matériaux de construction puis sucre) sur les côtes du Brésil puis à Cuba et en Virginie. A chaque escale, le capitaine Louis Aurélien (alias Adrien ?) et son équipage seront confrontés à des situations dangereuses auxquelles leur savoir-faire leur permettra d’échapper.

 

L’ouvrage permet aussi de se renseigner sur le monde de la navigation à voile utilisée pour le fret et qui était largement concurrencé à l’époque par les navires à vapeur. D’ailleurs, les jeunes capitaines préféraient ces derniers et Louis Adrien, à l’inverse, avait toujours recherché à servir sur un voilier. Aussi le lecteur consultera-t-il un lexique de termes techniques et il lui faudra se reporter aux pages 409 à 415 pour déchiffrer le sens de certains passages ; ainsi, p. 32, le jeune mousse arrivant devant le voilier imagine que « dans quelques semaines, il saurait identifier les haubans et les élingues, distinguer les drisses des balancines, frapper les aussières et choquer les écoutes ». P.80, la Némésis est échouée sur la berge du fleuve Carsawène : « Des efforts au moyen du treuil sur l’aussière permirent d’avancer de quelques mètres, mis il fut impossible de désensouiller ; l’arrière était trop envasé ». P.329, une avarie du gouvernail oblige à « caréner », c’est-à-dire à faire la réparation du bateau préalablement couché sur le sable d’une plage. Et on admire autant l’exploit accompli dans de telles conditions par ces marins que le style du conteur.

 

En ce qui concerne le déroulement du récit, la Némésis, avec ses seize membres d’équipage, traverse l’Atlantique et se rend au sud de la Guyane, remontant la rivière Carsawène jusqu’à une ville d’orpailleurs en construction, dans la république de Counani. Après avoir assuré sa livraison, le navire s’enlise sur une rive, est attaqué par des bandits brésiliens, libéré par un corps expéditionnaire venu de Cayenne, et regagne l’Atlantique. Ce petit Etat, aujourd’hui au Brésil, exista en 1886 pour quelques années.

 

Pour retourner en France, la Némésis doit s’assurer d’une cargaison de sucre et cingle donc vers Cuba. Louis rencontre à la Havane une jeune femme, Gabriela, dont le père est planteur à l’ouest de l’île. Ils vont donc traverser une partie du pays, en même temps que l’armée espagnole, s’appuyant sur des mercenaires cubains, met à feu et à sang les villages et les plantations pour éradiquer la révolte anticoloniale. Louis verra ainsi l’hacienda de M. Hernandez brulée, ses employés assassinés à la « machete ». Tous deux regagneront avec difficulté la Havane, où une flotte américaine fait une visite de courtoisie. Un révolutionnaire espagnol antimonarchiste envoyant une torpille sur un bateau de guerre espagnol, le manque, et détruit l’imposant croiseur américain le Maine. Louis aura quitté à temps la Havane pour aller vendre la cargaison de sucre en Floride ; il y apprend par la presse l’arrestation par les Espagnols de Gabriela et décide de revenir à Cuba pour la délivrer. Mais la guerre hispano-américaine survient ; Louis sera blessé, soigné par les Américains, envoyé en Virginie, où il retrouvera son navire et Gabriela exfiltrée par un capitaine américain ami de Louis. Ce « happy end » est bénéfique au lecteur pour oublier la tension que procure un état de guerre permanent dans lequel les héros ont été associés malgré eux.

 

C’est qu’en fait, le livre nous donne des informations sur deux guerres successives survenues à Cuba et qui ont été dramatiques pour la population de l’île. On y voit les différents aspects de la guerre hispano-cubaine ; l’état précaire dans lequel se trouvent les conscrits espagnols auxquels leurs officiers volent leur paie et leur nourriture ; les « volontaires »cubains qui secondent l’armée espagnole se livrent à des exactions et à des massacres inhumains. D’ailleurs, les paysans ont été rassemblés dans des camps de « reconcentracion » pour les éloigner des rebelles, et ils y périssent de faim et de malaria (un quart de la population sera décimé). Les personnages de fiction sont en partie les clones de personnages réels. Gabriela Hernandez est le calque d’Evangelina Cosio Cisneros, pasionaria nationaliste cubaine, qui fut enfermée dans l’île des Pins et enlevée par un journaliste correspondant américain Karl Decker (Jeremy Shark dans le livre).

 

Quant à la guerre hispano-étasunienne, elle débute par le coulage du cuirassé Le Maine, touché par une torpille et qui disparut dans le port de la Havane. À Cuba, les marines débarqueront au sud-est de l’île à Daïquiri (dont le nom a été donné à un cocktail !) et à Guantánamo, bien connu aujourd’hui et dont une des habitantes a été célébrée dans la fameuse chanson « Guantanamera ». Après que les Américains se soient emparés de Santiago, ils gagneront rapidement la Havane avec l’aide de Cubains réfugiés aux États-Unis et qui formeront des corps de « filibusters ».

 

D’autres éléments historiques sont également développés dans l’ouvrage de François Adrien. La guerre de Cuba marque le début du journalisme « d’intervention » : les reporters des grands journaux newyorkais, le New York World du fameux Pulitzer et le New York Journal qui appartenait à W.R.Hearst (lequel inspira le film Citizen Kane), essayèrent de faire reconnaître leur participation au déroulement des combats par la photographie et la rapidité de leurs dépêches, distillant parfois des infirmations fausses, démenties par la suite, afin d’attirer le plus grand nombre de lecteurs. D’autre part, c’est à Cuba que la Croix-Rouge américaine, conduite par sa Présidente Clara Barton, s’imposera, édifiant des hôpitaux de toile et soignant les blessés des deux camps.

 

Nous sommes reconnaissants à l’auteur d’avoir su rappeler la réalité historique, le déroulement des faits, les prises de position des responsables politiques, en s’appuyant sur des ouvrages de témoins soigneusement choisis et des sources rares en espagnol comme en anglais. Le grand-père de M. Adrien aura certes été un remarquable Capitaine, mais il nous aura permis aussi de découvrir avec enthousiasme une partie de l’histoire de Cuba qui nous manquait.

 

Christian Lochon

Correspondant de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer